Dernière Cène

Devant les polarités tonitruantes de la société moderne, il est souvent difficile d’être attentifs à d’autres vies que la nôtre, les vies non-humaines, les vies silencieuses.

Odile et Nicole sont deux personnages, deux alter ego qui vivent des vies parallèles dans un monde étrangement familier. Elles sont, malgré elles, prises dans un système qui les dévore. Leur pouvoir d’agir leur a été astreint : leur cuisine, leur empire. L’objet de leur conquête ? La faune marine.

Si Dernière Cène est une exposition d’objets d’art et de photographies, c’est aussi et surtout un festin cérémoniel auquel chacun de vous êtes convié. Un festin de poisson et de crustacés. Un festin de plastique.

L’artiste Ophie incarne ces deux femmes avec le talent de mise en scène de soi d’une Cindy Sherman. Le décor, patiemment imaginé et chiné, nous transporte au tournant des années 1960-1970. Lorsqu’en 1968 par exemple, à la demande d’Air France, la première bouteille en plastique est mise sur le marché. Ou encore lorsqu’en 1972, le rapport Meadows du MIT, commandité par le Club de Rome, alerte sur les limites planétaires, mises à mal par une société de consommation qui se généralise à marche forcée.

La cuisine est à ce titre un lieu stratégique. Nous sommes ce que nous mangeons et le plan de travail est l’autel des sacrifices, le centre de commandement du monde productif, c’est là que se décide ce qui sera mangé, c’est là que se condamne ce qui sera tué. Les destinées du vivant se lisent dans les livres de recettes, et l’océan est vidé par d’innocents marmitons.

Plus encore que ces deux femmes, le vrai sujet de cette mise à table n’est-il pas le contenu de l’assiette ? De quels étranges mets vont-elles se rassasier ? Sardines marseillaises pour Odile, saumon gras et crevettes pour Nicole. Mais leur corps n’est déjà plus de chair et ils ont dévoré les 15 millions de tonnes de plastique jetés chaque année à l’océan, pour ne faire plus qu’un.

Ces sculptures méticuleusement brodées par Ophie sont intégralement constituées de matières récupérées et réemployées. Pour les écailles scintillantes, des radiographies des entrailles de l’artiste, des bouteilles en plastique savamment classées par couleur. Pour la peau, des emballages jetables de biscuits industriels, des sacs poubelles abandonnés qui se mêlent aux chutes de grandes maisons de mode. Les crevettes délicates sont en filets de pêche vieux de 15 ans, offerts à l’artiste par Sabine Meneut qui valorise les déchets de la pêche avec Glokis.

Conviés à la table de ces deux héroïnes, l’une opulente, l’autre modeste, nous sommes sur le point d’assister à la Cène qui boucle la boucle : le plastique rejeté par l’Homme est ingéré et digéré. Puisqu’il est au sommet de la chaîne alimentaire, il est déjà dans l’abîme, et le poisson est son poison.

Dans ses Mythologies (1957), Barthes décortique le rapport de fascination humaine face au plastique, cette “matière miraculeuse” : “Le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est, comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible. A l’étendue [ de ses ] transformations, l’homme mesure sa puissance, et l’itinéraire même du plastique lui donne l’euphorie d’un glissement prestigieux le long de la Nature.” Dans l’estomac des animaux marins, dans l’eau que nous buvons ou l’air que nous respirons, les particules de plastique ont atteint l’ubiquité totale prophétisée par Barthes. La promesse prométhéenne d’infini s’est confrontée aux limites du réel, et l’artiste comme ses personnages, ont transformé le monde et sont transformées à leur tour.

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